« Le monde marche. Pourquoi ne tournerait il pas ? »

Avec l’élection de Trump, le Brexit, le référendum italien, le retrait de F Hollande, la fragmentation de la gauche française, la social-démocratie vit une saison en enfer. Focalisés sur les hommes et leurs maladresses, nous assistons à un théâtre d’ombre qui, projeté sur un fond aussi sombre, ne nous raconte pour l’instant aucune histoire. « Progressiste » est le mot qui, dans cette pénombre, revient en boucle pour esquisser un récit.

« Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous ». La belle phrase d’Aristote, devenue un slogan pour nos trains, a depuis trois décennies fait office de principe catalyseur de la social-démocratie. Cette foi dans le « progrès » fut un palliatif, un projet de substitution au retrait des grandes idéologies du XXème siècle. Elle nous tenait lieu de boussole. «Nous vivons le moment le plus extraordinaire de tous les temps » disait encore récemment encore le président Obama, dans son grand entretien au magazine Wired, pour lutter contre le relativisme généralisé de Trump. Il n’hésitait pas alors à convoquer les bienfaits de l’intelligence artificielle pour promettre un avenir meilleur, dans un décalage béant avec le ressenti de la population américaine.

« Progrès », le mot a pu s’accoutumer du vague, car il s’appuyait sur une réalité solide : depuis l’après-guerre, la construction des Etats-Providence et la démocratisation de l’enseignement ont permis de réussir dans un même sillon historique une avancée sans précédent des techniques, celle des conditions de vie et la libre détermination des peuples. Un « triangle vertueux du progrès », dans lequel l’économie, le social et la démocratie marchaient du même pas, a fourni un socle de tranquillité pour notre vie politique. A gauche, il a donné un ascendant aux sociaux-démocrates, reléguant au loin des idéologies embarrassantes et combinant enfin la conquête et l’exercice du pouvoir. A droite, il a fixé une frontière de contingentement avec le populisme.

La corde du progrès ne vibre plus, car nous avons trop tiré dessus. La technique déborde, la richesse ralentit. A force d’être confrontés à ce paradoxe, les américains ont fini y ont vu l’évidence d’une tromperie. Dans Les Raisins de la colère, Joseph Steinbeck a fait le récit d’une famille, les Joad, qui ère le long de la Route 66 à la recherche d’un avenir en Californie. Elle y trouve l’impasse d’une économie agricole surchargée de travailleurs inemployables. L’hyper-productivité d’un petit nombre ne fait pas la richesse de tous. Cette leçon vaut aujourd’hui pour l’ensemble des pays développés. Elle est le produit d’une transformation massive : l’automatisation du travail. De plus en plus toutes les emplois, qu’ils soient qualifiés ou pas, sont aujourd’hui attaqués. Près de 40% de notre force de travail va connaître dans les années à venir la concurrence d’une intelligence artificielle. Les métiers de la banque, de l’assurance, du droit, de la comptabilité, du conseil voient déjà apparaître des assistants virtuels. Cette transformation rend dérisoires nos totems sur l’encadrement du temps de travail.

Les mécanismes de transmission de la productivité sont enrayés. Les GAFA -Google, Apple Facebook et Amazon –, incarnent la capture dont est victime le progrès. A elles seules, les quatre entreprises représentent une valeur ajoutée équivalente à celle du Danemark, pour 10 fois moins d’actifs. Google pèse 25 fois le capital de Renault-Nissan, pour 5 fois moins de salariés. Que font ces entreprises de tout ce capital ? Pour une part elles le réinvestissent dans des paris technologiques, qui ont souvent l’allure de prophéties auto-réalisatrices. Pour une part, elles se comportent comme des corsaires, thésaurisant 2000 milliards de dollars dans des paradis fiscaux, dans l’attente d’une amnistie fiscale (tax holiday).

A l’heure de la technique à grande vitesse, le risque n’est pas celui de sociétés de « défiance », mais de sociétés hyper-technologiques, sollicitant sans cesse une hyper-confiance des citoyens, au risque de réactions brutales quand les promesses du progrès ne sont plus tenues. Les récents scrutins nous montrent un glissement du rapport de la démocratie au progrès. Lorsque le vote donne davantage une réaction qu’une direction, il perd ses vertus pacificatrices. Et il laisse à vif une critique brulante des technocraties, coupables de ne plus savoir diriger la technique.

 La vague idée de progrès n’est plus suffisante. Nous devons retourner puiser dans un imaginaire plus riche. « La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? » écrivait Rimbaud dans sa « saison en enfer ».

Notre hiver est rude. Notre printemps reste à écrire.

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