Pour les gens de ma génération, « idéologie » et « utopie » sont deux sœurs suspectes en cavale. Leurs crimes ne sont pas prescrits. Des nouvelles d’elles nous arrivent sous le timbre de sociétés orientales, indigènes, ou les deux. Nous ne sommes pas pressés qu’elles reviennent. Nous ne parlons d’elles que connotées négativement. « Idéologie », comme une forme de mensonge collectif. « Utopie », comme une fuite du réel.
La victoire contre les idéologies est le récit des vingt premières années de ma génération, celle de la fin des années 1970. Nous avons grandi dans cette conviction. Nous avons dévoré des fictions qui annonçaient une victoire éclatante et définitive. Vous avez peut-être souvenir comme moi de la victoire de Rocky Balboa contre Ivan Drago, celle d’une éthique de l’effort contre l’idéologie froide, de son appel vibrant, drapé dans le drapeau américain, à se rendre compte que « des tas de choses ont changé », qu’il était temps de faire tomber les murs de la guerre froide, de la confirmation deux ans plus tard que ces murs étaient faits pour tomber ! « Le peuple américain adore passionnément être berné » avait écrit un homme politique, Calvin Coolidge, pour moquer la foi dans le progrès du début du siècle. Nous avons aimé être bernés avec lui.
Parmi les choses que la victoire contre les idéologies a emportées avec elle, il y avait notre vision du progrès. Cette idée selon laquelle l’avancée des techniques est muée par la science, que leur transformation en bien-être économique et social est le rôle des gouvernements, eux aussi cheminant dans un sillon unique, celui de la Raison, telle que la Démocratie lui permet de s’exprimer. Une idée assez typiquement française. Que reste-t-il de cette idée ?
Quand arriva le début des années 1990, au moment où se formait notre conscience politique, nous avions passé vingt ans à être spectateur de la victoire contre les idéologies, nous allions passer les vingt années suivantes à constater la désagrégation du Progrès. Le « désenchantement du monde », la « société en quête de sens », les stigmates de l’« ère du vide », la culture prisonnière du « Château de barbe Bleu », la « crise de l’Etat Providence », le « nouvel âge des inégalités ». Voici ce que furent les grandes affaires de nos premiers pas de citoyens.
Nous avons chanté notre « Génération désenchantée », tube de l’année 1991. Nous avons reçu comme une confirmation la « révolution du son » lancée par le groupe NTM en 1993. Rappels : « Prisonnier du passé. Leurs espoirs ont échoué dans les limbes du passé. » « Donc me voilà dans un monde peuplé de têtes sceptiques. Me voilà catapulté dans la mare comme une brique. La multitude de ces visages cramoisis par la méfiance. Quand jʼy pense. » [2]
Une nouvelle génération arrive. Le désenchantement est toujours là. Une histoire m’aide à comprendre comment il dure. L’expérience (sans doute apocryphe) des cinq singes, de la banane et des douches froides. Au milieu de la cage, des chercheurs placent une échelle en haut de laquelle se trouvent des bananes. À chaque fois qu’un singe monte à l’échelle, ils l’arrosent d’eau froide. Ainsi, après un temps d’adaptation, à chaque fois qu’un singe fait mine de monter à l’échelle, les autres le frappent et plus aucun singe n’ose chercher les bananes. Lorsque les chercheurs remplacent un à un les singes traumatisés, les nouveaux sont battus par les anciens et apprennent à ne pas rêver des bananes. Arrive le moment où les cinq singes initiaux ont quitté la cage. La règle persiste. Elle s’est installée.
J’écris ce livre par conviction. Celle que la responsabilité de notre génération est de faire sortir le sortilège de la cage et de laisser place nette. Autoriser à nouveau des récits d’utopie, avant que la génération suivante ne construire elle-même son avenir. Cette génération – celle qu’on appelle les Y ou Millenials – est déjà aux portes. Elle n’a pas connu le crépuscule de la guerre froide. Elle vient avec ses idées, ses projets, ses convictions, son agilité aussi. Elle comprend mieux le monde que nous. Elle est gorgée de talents.
A ceux qui veulent encore s’autoriser un détour par l’utopie, ce livre donnera des rampes de lancement, des arguments, des faits et, je l’espère, des intuitions. A ceux qui n’y croient pas, ce livre donnera une autre vision d’une époque « désaxée ». A ceux qui croient que tout cela est « bien beau, mais impossible » – je les pressens les plus nombreux –, j’espère que ce livre donnera des doutes et, pourquoi pas, des remords. Le sentiment d’impossibilité dans leurs têtes est le plus gros de nos handicaps.
Des maux dont souffre notre époque, le plus grand est de ne plus nous autoriser à envisager le monde tel que nous le souhaitons.