On m’a récemment demandé de présenter dans une petite conférence filmée de treize minutes ma « fabrique à idées ». Après réflexion, j’ai dû me rendre à une évidence, qui aura été pour moi une vérité qui dérange et une contrariété au regard de mes habitudes d’écriture. Présenter ces idées de façon sincère et honnête implique de s’y engager à la première personne.
Je n’ai pas une fabrique des idées, mais deux : l’une de jour, l’autre de nuit. Le jour je suis un technocrate. Je sais, principalement par l’expérience, comment se détermine l’Etat, par quel tamis passe une décision avant de remonter au plus haut niveau, où sont les risques, les solutions, les expertises. Quels sont les calendriers, procédures, les consultations à conduire, les fragilités juridiques, économiques, sociales. J’arrive habilement à formuler mes idées de façon à ce qu’on ne puisse pas frontalement les contredire. Ma capacité à convaincre est bridée par un sens aigu de la complexité du monde et des freins de l’action publique. Mon rôle est d’organiser la prise de décision, de mettre ensemble les ingrédients de sa réussite, d’être un rouage. En tant que rouage, je sais que je peux aussi être un frein.
Depuis que j’ai embrassé une carrière administrative il y a quinze ans, je n’ai cessé d’avoir une autre fabrique des idées la nuit. Devant ma table de travail, je produis des idées, grandes ou petites, dans mon coin, à la lecture boulimique de toute forme d’ouvrages que, depuis la lecture de Quai d’Orsay de Christophe Blain et Abel Lanzac, j’ai cessé de « stabilobosser ». Cette littérature n’a pas grand-chose à voir avec la précédente. Elle est imprégnée de la complexité du monde, traversée de raisonnements qui n’ont pas l’exigence d’aboutir, inscrite dans un temps long. Elle s’autorise à rêver.
Cette fabrique à idée du soir m’a permis de gagner en maturité. Elle a pour elle la liberté. Elle a pris place dans mes journées, alimentant les échanges avec mes collègues, avec mes équipes. Elle a ainsi donné un fil conducteur à ma carrière et m’ont permis de « faire des choses » comme on le dit souvent avec le vague de la pudeur. Elle m’a permis d’établir des complicités d’idées, de confirmer mes fidélités, de renforcer des amitiés. Elle n’en est pas moins solitaire.
Je me suis décidé à réunir dans ce livre mes deux « fabriques à idées » en visitant une école de design. Cette école – l’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle – m’avait été recommandée par une amie. Nous avons ensemble le projet de développer le design à l’hôpital. Elle est ouverte aux personnes de tout âge, avec des parcours académiques relativement divers. Chaque élève se voit proposer une série d’ateliers et modules. Il construit lui-même son semestre en piochant dans les ressources mises à sa disposition. Il expérimente ainsi différentes expériences du design : les matériaux, les espaces, le numérique, les images, le design de l’innovation… Il multiplie les rencontres, teste différentes techniques. Changer régulièrement de terrain, tâtonner, est au cœur de la pédagogie. Le plus dur est de mettre le pied à l’étrier. Ensuite chacun suit son propre fil conducteur, autour de l’idée suivante : penser la forme en partant d’une réflexion sur les usages et chercher à créer quelque chose de beau. Le reste se fait en autonomie.
C’est l’idée des dix-huit chroniques qui vont suivre d’accompagner votre réflexion sur des enjeux qui me semblent essentiels à notre avenir, d’abord en montrant à travers plusieurs exemples, comment le rythme du progrès technique est si rapide qu’il dérègle les régulations en place jusqu’à présent (première partie), ensuite en explorant les conséquences économiques et sociales de cette accélération et les choix qui s’offrent à nous pour les maitriser (deuxième partie), enfin en proposant une série de solutions nouvelles qui, toutes passent par une forme de lâcher prise démocratique en France et, plus encore, en Europe (troisième partie).
Le discours des Ergastines conclut ce livre par une projection dans l’avenir. Un clin d’œil aux générations qui arrivent et qui promettent tant, un clin d’œil aussi à mes Ergastines, ces jeunes athéniennes qui portaient à la déesse Athéna le péplos qu’elles avaient tissé pendant quatre ans.Une forme d’hommage et de rappel de la continuité du temps. Une des Ergastines du présent m’a suggéré un jour de ramener en Grèce cette plaque qui nous rappelle le rite antique. Rien ne nous y oblige. Louis-François Fauvel a arraché au Parthénon cette frise à l’époque de la Révolution. Chaque jour, de nombreux touristes passent devant elle, certains mêmes s’y arrêtent, quelques-uns la regardent même. C’est un fait. Nous n’avons aucune obligation de restitution. Un raisonnement de ce type serait d’ailleurs désastreux. Mais c’est un fait aussi que cette plaque aurait beaucoup plus de valeur sur le site de l’Acropole, aux pieds du temple pour lequel Phidias l’a faite sculpter, en mémoire de rites qui furent aussi les rites de la démocratie. C’est quelque part au nom de ces rites que les Grecs, comme tous les Européens, sont plus que des partenaires et que nous avons envie de continuer à construire l’histoire avec eux.
On met en « design » les objets, les espaces, les sites internets, les applications et même aujourd’hui… les idées. On peut « designer » les politiques publiques. Le même modèle trouve à s’appliquer en remplaçant « faire le beau » par « faire le bien » (le beau n’étant d’ailleurs pas l’ennemi du bien). Ce modèle, j’en suis sûr, rencontre les aspirations de la génération qui vient. Il peut répondre à notre besoin de développer nos compétences civiques, qui s’acquièrent par la pratique bien plus que par un savoir abstrait. Susciter des connexions inédites, sortir du cadre, créer des « courts circuits », dresser des ponts entre des univers qui spontanément ne se seraient jamais rencontrés, aller directement au contact des usagers et les amener à penser avec vous. « Outthink » dit récemment le slogan d’une entreprise de nouvelles technologies. Ce modèle implique que tout le monde accepte de faire un pas de côté pour faire une place aux autres, que les praticiens des politiques publiques s’aventurent à partager leurs expériences et leurs idées, qu’ils jouent le jeu d’un débat ouvert et transparent dont ils ne sont qu’un acteur parmi d’autres.