La vallée de la défiance

La concertation citoyenne sur les vaccins vient de s’achever. Le rapport du comité d’orientation mis en place par la ministre de la santé a rendu ses travaux. Il préconise donc de rendre obligatoires les vaccins et leurs rappels pour onze maladies. Il propose aussi d’assurant une prise en charge intégrale du coût des vaccins par le régime obligatoire de l’Assurance-maladie, soit un montant d’environ 150 millions d’euros par an.

Deux enquêtes d’opinion qualitatives ont été réalisées dans le cadre de ce travail et deux jurys (l’un de citoyens, l’autre de professionnels de la santé) ont auditionné 44 personnes. Un espace ouvert en ligne a recueilli un peu plus de 10 000 contributions. Fondamentalement la conclusion de ces enquêtes et de ces échanges se résume de la façon suivante : il faut « re-sacraliser » le rôle du vaccin. Curieux paradoxe si l’on s’y arrête. La santé a besoin du sacré pour faire prévaloir des vérités scientifiques.

La confiance n’est pas une dimension parmi d’autres de la santé. Elle en est l’ingrédient essentiel. Lorsqu’un patient franchit la porte d’un hôpital, il a appris à « faire confiance ». Confiance dans les professionnels et confiance dans l’institution. Cette confiance est le point de départ de tout ce qui suit. Elle est le premier élément de la qualité des soins. Une expérience réalisée à l’hôpital universitaire de Princeton a comparé deux formats de chambres hospitalières, dont l’une avait été conçue avec des designers pour mettre en confiance les patients. Dans ces chambres, l’expérience a montré que les patients consomment 30% de médicaments anti-douleurs de moins, qu’ils avaient une durée de séjour plus faible, que le taux d’accidents s’est réduit. Les bienfaits de la confiance agissent en cascade (cascading effect) sur la santé.

Lorsqu’il passe de l’individuel au collectif, le lien entre confiance et santé est devenu fragile. La suspicion contemporaine pour les vaccins en est l’illustration dramatique. Elle est particulièrement forte dans notre pays, où un français sur trois ne fait plus confiance aux vaccins. Ils n’étaient que un sur dix il y a trente ans. Troublant, cette suspicion est plus forte auprès de ceux qui ont le plus haut niveau d’éducation. Plus troublant encore, cette suspicion gagne un nombre significatif de professionnels de santé.

Peu à peu nous prenons conscience qu’une relation positive s’est installée entre le niveau d’information des citoyens sur les problèmes de santé et leur niveau de défiance. C’est l’un des enjeux les plus troublants de notre époque. Plusieurs études montrent des liens entre le niveau d’exposition des français à un sujet – les OGM, le nucléaire – et leur niveau de défiance. Plus exactement, cette relation a la forme d’une vallée : pour les personnes qui ne sont pas expertes, tout supplément d’information est d’abord générateur de stress et donc de perte de confiance. Ce n’est qu’après avoir franchi un niveau d’expertise qu’une information positive charrie à nouveau de la confiance. Prendre conscience de la vallée de la défiance nous fait voir la démocratie sanitaire sous un autre jour pour au moins trois raisons.

La première raison est que la vallée contrecarre nos bonnes intentions pédagogiques, celles qui misent sur la culture scientifique pour ramener de la sérénité dans la démocratie sanitaire. Celles que l’on retrouve un peu benoitement dans les recommandations de la concertation sur les vaccins. Faire ingurgiter à tous les citoyens une grande potion scientifique est sans doute nécessaire en soi, mais ca ne sera que de peu de secours si l’enjeu est de prendre de meilleures décisions en santé. Au Danemark, une parade a été trouvée à ce problème. A partir du milieu des années 1980, le Haut Conseil de la Technologie (Danish Board of Technology) a organisé une série de « conférences citoyennes » qui ont permis d’impliquer des panels de citoyens au sein d’exercices scientifiques codifiés (les conférences de consensus). Ce modèle a inspiré aujourd’hui la concertation citoyenne. Mais il en diffère assez fondamentalement dans sa logique logique : l’enjeu n’est pas de faire de la pédagogie, mais bien de faire monter le citoyen à bord de la rationalité scientifique en marche. Mettre les citoyens dans la science.

La vallée de la défiance nous fait également prendre conscience d’une plaie silencieuse de notre époque : la nécessité pour les scientifiques de s’auto-censurer chaque fois qu’il s’agit de faire connaître au public leurs travaux. Ce comportement est rationnel. Qui souhaite organiser une délibération honnête sur un problème de santé émergeant et complexe, sait qu’il va d’abord créer une période de trouble autour de son sujet. Informer a pour premier effet de faire naître le doute. Le chemin passé à travers la vallée sera long, parfois interminable. C’est un double enjeu pour les responsables politiques, qui sollicite un savoir-faire très spécifique : d’abord savoir préserver les scientifiques en question et les soutenir, mais aussi savoir que prendre la parole pour présenter une balance de risques, même si elle est positive, est souvent la meilleure façon de donner de la crédibilité et de l’audience à ceux qui écrasent cette balance du poids de l’ignorance. Les sujets s’accumulent ainsi, pourtant essentiels à notre devenir collectif, et dont nous avons renoncé à parler : le nouveau génie génétique, la place de l’intelligence artificielle dans nos prises de décisions, les perturbateurs endocriniens…

Un troisième enjeu de cette vallée est qu’elle nous fait voir sous un nouveau jour ce que nous avons pris l’habitude de regrouper sous le terme de « société de défiance ». Nous comprenons toute la paresse qu’il y a dans ce mot, devenu un poncif des instituts de sondage. Une chose notamment est trop souvent oubliée : la société hyper-technique qui est la nôtre est elle-même une société de l’hyper-confiance. Elle multiplie les risques qui sont tous très peu probables, mais de nature très variées. Notre société nous a appris qu’une fois que la technique est dans notre quotidien, qu’elle nous a apprivoisés, nous devons lâcher prise. Faut-il accroître la puissance de notre Wifi à domicile, au risque de s’exposer au risque des ondes électromagnétiques ? Ces dilemmes multiples qui ont pris place dans notre quotidien, forment un lit qui éloigne de plus en plus le citoyen de l’action publique. Et parfois – comme sur les vaccins –, la confiance se fissure sans rationalité apparente et le citoyen demande à reprendre violemment le pouvoir.

La démocratie est, jusqu’à nouvel ordre, faite de décisions qui se prennent en « fond de vallée ». Cela veut dire que soumettre le progrès technique aux exigences de la démocratie n’est jamais gratuit sur le plan scientifique. Il y a un prix à payer pour que les découvertes que nous faisons soient véritablement appropriées, pour que les citoyens aient le sentiment d’avoir eu leur mot à dire, pour que le progrès se construise avec eux.

Pour réduire ce prix à payer, je propose la création d’une Assemblée de citoyens, qui remplacerait le Conseil économique, social et environnemental, et nous permettre de systématiser les conférences citoyennes. Cette assemblée serait constituée de cent citoyens tirés au sort parmi une liste de volontaires pour une durée de cinq ans non renouvelable. Elle aurait la responsabilité d’établir des consensus sur les enjeux contemporains  du progrès techniques. Elle débattrait des rapports qui lui sont soumis par des institutions expertes, selon un programme de travail défini chaque année. Ces institutions soeurs devraient être notamment l’Académie des Sciences, l’Académie des sciences morales et politiques, l’académie de Médecine, France Stratégie, le Comité national consultatif d’éthique, la Commission nationale information et liberté, le Conseil national du numérique, le Conseil national de l’industrie et de l’Observatoire du développement durable. Ce seraient à ces institutions de soumettre leurs projets, leurs expertises et leurs rapports aux citoyens et non l’inverse.

L’Assemblée citoyenne n’aurait pas de compétence législative. Mais elle aurait une responsabilité toute particulière, celle de préparer, à la fin de chaque quinquennat, un ou deux projets à référendum, qui auraient lieu au moment de l’élection présidentielle, et devraient être prioritairement orientés sur les conditions de réappropriation du progrès technique.

Pour reprendre le contrôle du progrès, la démocratie ne peut plus se résumer à un vote, donnant un mandat sur un programme plus ou moins ficelé et dans lequel des sujets essentiels pour nous peinent à émerger. Elles doit s’enrichir d’autres façons d’exprimer des préférences collectives. Le chemin du progrès importe autant que le sentiment que nous devons garder d’en avoir décider.

Avec la Fondation Jaurès, pour la « Place de la santé »

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